L'information ne mène pas au coopératif
J'ai cru dur comme fer que réunir les personnes pour faire de la veille et de l'analyse collaborative suffirait à modifier les méthodes de travail, qu'elles se rendraient compte de la force de l'intelligence collective et du bienfait qu'elles pourraient en tirer pour effectuer leurs missions avec plus d'efficience. Ne riez pas je suis foncièrement optimiste et puis je ne suis pas la seule à croire qu'un dispositif d'intelligence stratégique peut modifier le fonctionnement d'une entreprise, il y a plein de naïfs comme moi.
C'est normal car les choses sont trompeuses, au début qu'elles soient juste fortement incitées ou réellement convaincues les personnes font des efforts, elles participent sincèrement ou font semblant ou se concentrent sur leur smartphone pour que chacun comprenne bien qu'on ne la leur fait pas et qu'elles sont entrées dans un acte de résistance digne de Lucie Aubrac. Bref, l'animateur de la fonction Intelligence stratégique est si convaincu et si dynamique qu'il porte la démarche, évangélisant les indécis, convainquant les réticents, rassurant les angoissés, accompagnant les stressés, las ! ça fonctionne au départ puis seuls ceux qui sont à l'aise avec leurs sujets et leur place au sein de la direction persistent et progressent, les autres se lassent, sèchent les réunions, délaissent leur plan de surveillance revenant à la lecture des 50 newsletter auxquelles ils s'étaient abonnés il y a longtemps, d'autres partent, remplacés par des personnes imprégnées de la veille 0.0 et tout est à recommencer !
Non l'intelligence stratégique seule ne mène pas à l'entreprise 2.0, tant que l'on évaluera les personnes sur leur contribution personnelle et souvent de façon peu objective, tant que le système des organisations mettra les gens en compétition, tant que les esprits devront s'adapter aux process et aux limites de certains managers persuadés que le seul moyen d'être bien reconnu en tant que chef est de donner des avis et des ordres sur tout sans connaître parfaitement le contexte, l'E 2.0 n'existera pas et l'intelligence stratégique (ou simple fonction de veille) sera cantonnée à une fonction accessoire dont on se débarrasse aux premières coupes-claires. Dans "The knowing-doing gap" J. Pfeffer et R. Sutton précisent qu'on juge les personnes sur leur apparente intelligence et qu'on semble intelligent quand on critique les idées des autres et qu'on est particulièrement habile à convaincre les autres que le statu quo est la meilleure des solutions. Dans ce cadre, c'est la parole (la "tchatche" plutôt) qui fait office de blanc-seing. Or, il est temps que les leaders (leaders et non chefs, leaders et non managers) comprennent que ce qui est désormais attendu d'eux n'est plus d'avoir réponse à tout eux-même mais qu'ils doivent désormais se montrer capables d'organiser l'environnement propice à l'efficience. Pour cela, les talents requis sont de savoir rassembler les compétences utiles à l'instant T et de leur fournir le meilleur cadre possible de connaissances, de confiance (devrais-je dire de bienveillance) et d'équité pour que chacun puisse apporter sa pierre à l'édifice. Comme dit Jean-François Zobrist, de la fonderie FAVI, "le chef c'est celui qui a le ballon".
L'information sera alors considérée comme matière essentielle à chaque échelon de l'entreprise, et à ce titre sera naturellement traitée comme telle, quand le management sera fondé sur la responsabilisation et l'engagement de chaque salarié et quand le coopératif sera vu comme la seule réponse à la complexité et à l'incertitude ambiantes et que les succès seront récompensés collectivement et équitablement (ce qui ne dispense en aucun cas la récompense personnelle à condition qu'elle soit objective), de quoi s'épuiser encore pendant quelques temps...